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# 9 – 25 avril 2014

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D’un sentiment qu’on éprouve souvent dans une

vie de lecteur (1)

Au cours d’une vie de lecteur, il n’est pas rare de tomber sur cette maladie. Plus que de maladie d’ailleurs, il faudrait parler d’un état. Un état qui vous prend et qui ne vous lâche plus. Contre lequel, même en y mettant toutes vos forces et en luttant du mieux possible, vous êtes toujours vaincu. Ça arrive de temps à autre, surtout quand vous vous y attendez le moins. Sournoisement. Par surprise.

Quelques heures plus tôt, vous tourniez la dernière page d’un roman aimé, et maintenant, vous vous retrouvez, stupide et seul, avec cet état au corps, le vide au ventre : vous ne pouvez plus lire.

Non pas que le dernier livre vous ait laissé sans voix, exténué ; que vous ayez lu un de ces chefs d’oeuvre qui nécessitent du repos, un temps de réadaptation au monde ou à la chose écrite. Non : vous ne pouvez plus lire. Il vous est impossible d’ouvrir le moindre ouvrage sans décrocher dès la première phrase, sans bâiller d’ennui dès la deuxième, sans que, parvenu au bout de la troisième, vous vous arrêtiez et vous disiez : que suis-je en train de lire ? Qu’est-il en train de faire, ce con ? Pourquoi tient-il un marteau ? Alors vous recommencez la phrase, et à la phrase suivante, vous avez déjà tout oublié.

Y a-t-il un état plus frustrant pour un lecteur que celui-là ?

On croit toujours, quand on lit depuis l’enfance, qu’on lira pour la vie. Qu’on est lecteur comme on est homme ou femme, ou brune ou blond. Qu’en somme, on lit comme on mange, par plaisir bien sûr mais surtout par nécessité. Car il faut bien se nourrir la panse et la cervelle pour ne pas dépérir. Et puis ce genre de moments arrive, et soudain tout nous tombe des mains, on ne peut s’empêcher de voir les murs autour de nous s’effriter, le monde se disloque, nous ne sommes plus sûrs de nous. Et pour cause, nous voilà remis en cause par un bloc de papier.

Et si, un jour, la lecture nous quittait ? Si, un jour, nous quittions la lecture ?

Des visions nous traversent le crâne.

Il existe des gens qui n’ont pas d’autre rôle sur terre, semble-t-il, que de nous complexer, nous rapetisser, nous faire sentir moindres, nous faire sentir médiocres. On ne cesse une vie durant de les trouver sur notre chemin. Parfaits, leurs bureaux sont impeccablement rangés, leurs vêtements bien repassés, soyeux. Ils ne suent jamais, n’ont jamais de cernes. Ils sont sains, ils respirent la bonne santé. Chez eux, il n’y a pas la moindre poussières, et les livres sont classés par ordre alphabétique, comme leurs factures par ordre chronologique, dans des classeurs, dans des pochettes plastiques. Leur parfum d’intérieur, discret, masque une potentielle odeur de renfermé mais il n’a pas lieu d’être : ils aèrent tous les jours leur appartement.

Quand on leur pose la question ils répondent : « Concilier vie de mère et carrière professionnelle ? Ça ne m’a jamais posé problème. » « Le tout dans la vie, c’est de savoir s’organiser. » « C’est à la portée de tout le monde. Un jeu d’enfant. »

Vous essayez, vous échouez. Ça doit venir de vous.

Ce genre d’individus existe aussi chez les lecteurs. Ils existent dans tous les domaines. C’est leur spécialité : ils complexent.

Vous en invitez un pour le café du dimanche. Il entre dans le salon, et tout de suite, son parfum embaume la pièce. Sur la table basse stagne le pavé sur les premières pages duquel vous ne cessez de butter. Vous avez beau retenter, ça ne va pas.

Il s’assoit. Vous lui racontez vos malheurs. Il y prête une oreille attentive en tordant un sourire de circonstance, un peu triste, tandis que son front se plisse. Il vous plaint, il vous plaint de tout son cœur avant de souffler sur le liquide brûlant et de reprendre une gorgée.

Quand vous avez fini votre récit, tous les deux vous vous renfoncez dans vos fauteuils. Un gros silence s’installe, entrecoupé de déglutitions. Finalement votre hôte conclut :

« Je te comprends parfaitement. Si j’étais dans ton cas, je deviendrais fou. »

Le temps s’arrête. Vous répliquez :

« Comment ça ? Tu veux dire que ça ne t’arrive jamais, à toi ?

- Pourquoi voudrais-tu que ça m’arrive ?

- Je ne sais pas… comme ça… pour rien.

- Mais voyons, je ne peux pas rester le moindre jour sans lire. C’est impossible. J’ai ça dans le sang, c’est nécessaire, c’est mon équilibre. »

Ainsi se clôt la conversation. La porte refermée sur votre ami, vous vous rasseyez dans le fauteuil. Sur la table basse, les deux tasses sont encore posées et, au milieu d’elles, trône le pavé maudit qui vous nargue. Vous voudriez le jeter à la poubelle, le brûler, mais d’abord, ce que vous allez faire, c’est vous allonger dans le canapé parce que ce dont vous avez besoin, c’est avant tout d’une bonne sieste.

Puisque maintenant vous ne lisez plus, vous n’avez plus envie de rien. Comme si le monde avait perdu sa chair, et vous votre envie.

En plus de ne pas comprendre pourquoi cela vous arrive maintenant, vous êtes incapable de répondre à la question : Comment en suis-je arrivé là ?

 



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